Nous vous recommandons quelques sites voisins.

Visitez-les !

Nouveauté sur le site :

Galerie de photos

La surprise de l'été 40

C'est une journée comme une autre du premier été de cette guerre qui ne dit pas son nom et les villageois vaquent à leurs occupations. A Caramany qui compte à cette époque 420 habitants environ1, on a vu partir avec inquiétude, au mois de septembre précédent, les jeunes hommes pour la mobilisation ; d'ailleurs certains sont déjà prisonniers2. La commune est administrée d'une main ferme par Paul Gély-Fort, ancien combattant et maire depuis 1912.

Lui est certainement au courant qu'une colonne militaire s'approche du village, les Carmagnols, eux, ne se doutent pas de la surprise qui les attend.. La petite troupe passe devant les premières maisons et s'arrête sur la place. Elle se compose de soldats à pied et de quelques mulets qui portent leurs paquetages. La nouvelle se répand bien vite et les enfants qui sont en vacances ne sont pas les derniers à venir découvrir les arrivants.

Le souvenir de Francine est toujours aussi vivace : « C'est la première fois que je voyais un homme noir. » Car ces soldats qui appartiennent fort heureusement à l'armée française sont tous, à l'exception du gradé qui les commande noirs de peau. De toute évidence Caramany avait été choisi pour être durant quelques semaines le quartier d'une escouade de tirailleurs sénégalais. Essayons de comprendre pourquoi.

La drôle de guerre.

- 3 septembre 1939 : Devant les agressions expansionnistes du chancelier Adolf Hitler sur les Pays proches de l'Allemagne et après l'invasion de la Pologne, la France et la Grande Bretagne, après une valse-hésitation sont dans l'obligation d'entrer en guerre..

Les Français craignent de voir se reproduire les événements douloureux des années 1914-1918. Et ce ne sera pas le cas durant ces premiers mois puisque mises à part quelques escarmouches, on assistera au maintien des régiments français et britanniques derrière la célèbre ligne Maginot. La Drôle de guerre s'installe... mais pas pour longtemps.

- 10 mai 1940, La bataille de France commence par l'invasion du Luxembourg de la Belgique et des Pays-Bas. Surprise par la tactique et l'attaque fulgurante des troupes allemandes, l'armée française est rapidement dépassée et le nouveau chef de l’État, le maréchal Pétain, demande un armistice dès le 17 juin.

- 22 juin 1940 : la France signe l'armistice qui entrera en vigueur le 25 après la signature d'un autre armistice avec l'Italie de Mussolini. Parmi les clauses, celle qui concerne l'armée française stipule qu'elle sera neutralisée. Le maintien de seulement 100 000 hommes en zone libre sera autorisé, les autres troupes seront désarmées.

Une autre clause permettant au gouvernement français de conserver son autorité sur l'empire colonial, la France qui a engagé, comme durant la 1ère guerre mondiale, ses régiments coloniaux, s’efforce de les replier pour renvoyer les soldats dans leurs pays respectifs.

Les tirailleurs sénégalais dans les Pyrénées Orientales .

La présence dans le département de tirailleurs sénégalais s'explique pour au moins deux raisons.

De tout temps, de par sa situation géographique à la pointe Nord de l'espace catalan et Sud de l'espace français, Perpignan a été une ville de garnison. Siège du 53 ème RI, le régiment des Catalans, à l'entrée dans le premier conflit mondial, les choses ont bien changé puisque depuis 1923, elle abritait les 2/3 du 24 ème RTS, régiment de tirailleurs sénégalais, comprenant 90% d'hommes issus de l'Afrique de l'Ouest3.  En 1939, après la mobilisation, ils étaient 2 800 cantonnés dans la ville.

La deuxième raison, c'est que les Pyrénées Orientales disposent avec Port-Vendres d'un port de commerce permettant les liaisons maritimes avec les colonies.

Le 24 ème RTS sera engagé le 24 mai 1940 dans la bataille d'Aubigny, à l'issue de laquelle les Allemands exécuteront, en raison de la couleur de leur peau, une cinquantaine de blessés intransportables. Il y aura des dizaines d'autres massacres de soldats noirs comme celui du 11 juin, au cours duquel seront abattus tous les prisonniers de la 4ème division d'infanterie coloniale et du 24ème RTS, les Allemands n'hésitant pas à exécuter également les officiers qui tentaient de les protéger.

Une fois l'armistice signé, les rapatrier loin de l'armée allemande était donc une urgence et il était logique de les rapprocher de Port-Vendres pour organiser leur retour dans les colonies, d'autant plus que pour le gouvernement de Vichy, la présence d'Africains dans l'armée d'armistice était totalement exclue.

A l'issue des combats et des massacres, trois cents hommes seulement rejoindront leur dépôt de Perpignan. Le régiment ayant été dissous le 25 juin, dès le premier jour d'entrée en vigueur de l'armistice, c'est peut-être la cause de leur éparpillement dans le département. Ceci n'est qu'une hypothèse le jeune âge de nos témoins oculaires ne leur ayant pas permis de mémoriser le numéro qu'ils devaient porter sur leurs vareuses et aucune mention de cet événement ne figurant dans les archives municipales. Une photographie découverte sur Internet par Philippe Garcelon (voir source) atteste de la présence de tirailleurs sénégalais dans le village voisin de Planèzes. Plusieurs villages du Fenouillèdes auraient-ils accueilli le régiment?

Les tirailleurs sénégalais à Caramany.

Leur appartenance à ce régiment ne fait aucun doute tant la couleur de leur peau a frappé la mémoire des jeunes filles de l'époque. Elles se remémorent leur présence au village avec une certaine nostalgie; ce sont des souvenirs qui sortent de l'ordinaire, de bons souvenirs qui ont marqué leur enfance. La curiosité l'a emporté sur la petite gêne (que l'on peut qualifier de naturelle) du début et des échanges cordiaux et quasi quotidiens se sont institués entre soldats et habitants de l'actuelle rue de l'abreuvoir où se trouvait l'un des dortoirs de la troupe.

C'est Paul Gély-Fort qui avait procédé à l'installation d'une partie de l'escouade dans le local qui devint plus tard la boulangerie. Il en avait profité pour saluer sa fille Yvonne, épouse Dimon, qui résidait juste à côté et ses quatre petites filles. La plus jeune Roselyne se souvient que l'installation était sommaire. Aucun matériel de couchage n'était prévu, les hommes dormaient sur la paille qui avait été fournie par la commune et qui était changée tous les quinze jours. Il en était sûrement de même dans l'autre cantonnement, un hangar sur la route, « chez Hortense » qui appartenait à la famille Delonca ; c'est actuellement l'immeuble 45 Grand rue.

Les souvenirs même s'ils sont imprécis sont nombreux. L'escouade se composait d'un peu plus d'une dizaine d'hommes. A leur tête, un sergent prénommé Michel, qui parait-il eut de suite beaucoup de succès auprès des jeunes carmagnoles en âge de « festejer »4. Ce sergent, lui, logeait chez l'habitant, en l’occurrence Monsieur et Madame Solatges, c'est aujourd'hui la maison Caillens 28 Grand rue ; il pouvait même de sa chambre, côté chemin d'Ille, communiquer avec la jeune fille de la maison d'en face. Il faisait certainement ses ablutions sur place alors que les tirailleurs faisaient leur toilette "au bassin" autrement dit au lavoir communal, ou à la rivière selon les témoignages. La deuxième destination paraît la plus logique, elle présente l'avantage de prendre plus de temps, de faire de la marche et surtout de ne pas être fréquentée par les dames. Dans le cas de l'utilisation du bassin, il est logique de penser que la commune leur avait attribué un créneau horaire afin de ne pas se trouver sur les lieux en même temps que les lavandières, ce qui aurait pu faire jaser.

La cuisine de la troupe par contre se préparait au château, où on avait mis à disposition des tirailleurs la maison qui surplombe la porte du Rebelli, porte d'entrée du village médiéval, et que l'on appelait pour cette raison le corps de garde. A cette époque là, elle était inhabitée et ne comportait qu'un plain-pied à hauteur de la grande cour comme le montrent les cartes postales réalisées entre les deux guerres. La maison servait essentiellement au stockage des quelques ustensiles et du peu de denrées disponibles. La cuisine par contre se faisait au feu de bois devant la porte où, posée sur une trépied, trônait une grande marmite dont la taille impressionnait les enfants. Les effluves du café du matin sont encore dans les souvenirs et surtout le transport des repas par les hommes de corvée. « Cela se faisait comme en Afrique, une perche plutôt solide portée sur les épaules, un homme à l'avant, un à l'arrière et on y accrochait la marmite et les ustensiles éventuels. L'ordinaire des soldats était plus que réduit. Les villageois, eux-mêmes touchés par les restrictions ne pouvaient guère faire preuve de générosité et les autorités, peut-être le régiment ou la préfecture ne fournissaient que quelques sacs de riz. La pêche, avec les moyens du bord, était donc au programme des sorties à la rivière pour tenter d’agrémenter les menus. Le jus des tomates de la famille Dimon, récupéré dans une bôite de conserve a souvent servi de sauce.

De temps en temps, certainement dans le but de maintenir la cohésion du groupe et son autorité, le sergent organisait un petit exercice militaire. A cette occasion, la tenue vestimentaire était un peu rectifiée et les tirailleurs se coiffaient de leur célèbre chechia, dont la couleur rouge attirait le regard et augmentait la curiosité des enfants. Aucun témoignage ne fait état de la présence d'armes.

Aux activités et aux traditionnelles corvées de casernement s'ajoutait la corvée de bois ; le groupe partait en direction de la forêt communale de Balderbe ramassait quelques fagots et les redescendait au village en les portant, c'est vraiment un détail qui a marqué les fillettes, comme les marmites, à deux et sur les épaules. Contrairement aux marmites d'ailleurs, les fagots étaient plutôt légers, le nombre de militaires ne justifiant pas la quantité transportée. Il faut dire que les activités n'étant guère nombreuses, la virée en forêt pouvait se répéter régulièrement, une façon pour le sergent d'occuper ses hommes par une activité physique saine ; il était donc inutile de se charger. Autre détail bien affirmé, la marche s'effectuait en chantant et le circuit de retour passant à côté du lavoir, cela avait l'avantage pour les jeunes filles occupées à leurs tâches ménagères, de les entendre arriver, de délaisser un tant soit peu la lessive et de les saluer à leur passage.

Leur joie de vivre et leur gentillesse sont restées dans les mémoires ; n'étant pas occupés tout le temps, ils appréciaient les échanges avec les villageois. Le préféré de Francine était Salifou car il lui apprenait à compter, un autre se prénommait Omar et était instituteur. La tranquillité du village totalement à l'opposé des événements tragiques auxquels ils avaient échappé, a même fait envisager à certains de ramener une épouse au pays. Si la famille Dimon qui habitait en face les dortoirs a reçu, de la part de l'instituteur, une demande en mariage pour sa fille aînée, la famille Grieu qui résidait à l'angle du chemin d'Ille, tout près de l'abreuvoir s'est vue proposer quelques chèvres et un chameau pour l'achat de sa fille. Cela a dû être l’occasion de discussions cocasses.

D'après Jean-François Mouragues qui a consacré un ouvrage au 24ème RTS, les Africains ont été renvoyés chez eux, au départ de Port-Vendres, entre septembre 1940 et janvier 1941.

Leur passage à Caramany a donc duré entre deux et six mois, assez pour laisser derrière eux des souvenirs de gentillesse, de futilité et de joie de vivre. Du périple qui les a conduits, en passant par Perpignan, de leurs lointains pays au front, Caramany, sur le chemin du retour aura été pour eux une parenthèse bienvenue.

Notes :

  1. C'est le chiffre du recensement de 1936.
  2. Pour Caramany, on peut attribuer à cette période la douzaine de prisonniers recensés ; (voir l’article Caramany durant la second guerre mondiale - rubrique Histoire, publié en 2014) Les clauses de l’armistice incluant que les prisonniers resteraient en captivité jusqu'à la signature d'un accord de paix, les Carmagnols concernés n'ont pu rentrer dans leurs foyers qu'après mai 1945.
  3. Sénégalais est un terme générique employé dans l'armée française depuis 1857 qui désigne en fait des régiments ayant incorporé des Sénégalais, des Ivoiriens, des Maliens, des Guinéens et des Burkinabés.
  4. Festejar signifie en occitan festoyer mais à Caramany, il faut entendre faire la fête entre filles et garçons, ce que nos anciens traduisaient en Français par "se fréquenter".

Sources :

  • Ce texte a pu être écrit grâce aux témoignages de Francine et Roselyne Dimon ainsi que de Marguerite Richard, toutes trois petites filles en 1940.
  • L'Indépendant du mercredi 10 juin 2020 : Quand Perpignan avait 2800 soldats africains stationnés dans la ville - entretien avec J.F Mouragues

Photos: (de haut en bas)

1: Issue du documentaire"camp de thiaroye" de Ousmane - Sembéne. 

2: Insigne du 24ème régiment de tirailleurs sénégalais. 

3: A partir d'une photo de l'Indépendant 

4: Tirailleurs sénégalais en pause à Planèzes