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Se vêtir à Caramany avant 1900

 C'est en parcourant les registres de recensement et d'état civil que j'ai pris conscience de l'importance dans les siècles passés, des métiers de tisserand et de tailleur. Il est vrai que ces artisans sont mentionnés bien plus que d'autres, car ils avaient deux qualités importantes pour les curés, puis pour les maires obligés de citer des témoins dans leurs différents actes : ils étaient facilement disponibles puisque travaillant dans le village et surtout savaient pour la plupart écrire et donc signer.

Cela m'a aussi fait prendre conscience de l'évolution de la façon de se procurer des vêtements au tournant du XXe siècle. Du village en autarcie qui doit produire son alimentation et ses tissus, on passe progressivement au petit bourg qui ouvre des magasins pour profiter des produits manufacturés venant d'ailleurs. C'est cette transition que j'ai eu envie de mieux connaître.

Mes deux principales sources ont été les registres de la famille Molins déjà cités dans la rubrique Anecdotes, et surtout les registres de recensement déposés aux archives départementales.

Pour bien les interpréter, il faut savoir que ces recensements s'établissaient par quartiers, les dénominations étant faites par la mairie selon les usages locaux, puis par ménage. La notion de chef de ménage prenait à cette époque tout sons sens. L'homme se devait d'avoir une profession pour subvenir aux besoins de la famille alors que la femme mariée était ménagère ou sans profession, même si elle avait un activité d'appoint. Par contre des savoir-faire féminins comme couturière ou repasseuse sont relevés avant le mariage, si la jeune fille est trop âgée pour être considérée comme enfant à charge, ou après le décès du mari, la veuve devenant alors chef de ménage.

Un autre élément est aussi à prendre en compte, c'est la façon personnelle dont chaque rédacteur s'acquitte de sa tâche : l'un peut systématiquement inscrire cultivateur pour les hommes et ménagère pour les femmes, l'autre au contraire peut préciser propriétaire, journalier, parfois brassier pour les messieurs et tenir compte pour les dames de la moindre activité rémunératrice même si elle n'est pas à temps plein. 

Les tisserands 

Un seul artisan de cette corporation a laissé son nom au XVIIe, dans le plus ancien registre paroissial connu à ce jour et qui remonte à 1655. Il est donc fort probable que nous en trouverions d'autres si nous détenions les registres des siècles précédents.

décès de B. Ensaly

Maître Guilhaume Lafilhe, curé de Caramaing nous livre le qualificatif de "tisseran" (sic) à la suite du nom de Bernard Ensaly1 exactement le 29 janvier 1676. C’est d'ailleurs une chance d'avoir cette information car il ne précisait pratiquement jamais la profession de ses ouailles. Sauf ce jour là, où Bernard Ensaly assiste en tant que témoin au mariage d'Anthonin Bedos et de Marguerite Richard en l'église Saint Étienne. Natif de Caudiès de Fenouillèdes, il est venu contracter mariage à Caramaing avec Estèbe Joulia, le 27 juin 1666. Le couple a eu quatre enfants Antogne (Antonie) en 1667, Marie en 1670, Anne dont l'acte est introuvable et Jean en 1675. A noter que ce dernier a pour parrain Jean Sibieude, mestre tailleur de Latour qui avait certainement des relations commerciales avec la famille de son filleul. Bernard Ensaly décède le 10 septembre 1697 ; d'après le curé Chaluleau qui rédige l'acte en précisant bien qu'il est "tisseran", il était âgé d'environ 60 ans. Son épouse lui survivra jusqu'en 1719.

Faute de mentions dans les registres suivants, nous ne connaissons pas ses successeurs. Il faut attendre 1800 pour voir apparaître un certain Joseph Fiu qui déclare la naissance de sa fille Marie. Il est marié avec Catherine Moulenat, la fille du meunier de Tarerach et rejoint ce village avant 1806, année de son décès. Il n'a donc fait qu'un bref passage à Caramany où il avait pour confrère Jean Ausset. Celui-ci est un Carmagnol né en 1783; il est déjà "tisseran" lorsqu'il se marie avec Anne Gateu, le 20 mai 1807. Le destin ne lui laissera pas accomplir une longue carrière car il s'éteint à 36 ans, le 24 septembre 1818. 

Montfort la Boulzane en renfort 

En ce début de siècle, Caramany est en pleine croissance démographique, proche de 500 habitants et compte, nous le verrons au chapitre suivant, quatre ateliers de tailleurs. Le travail de Jean Ausset, renforcé quelques années par la présence de Joseph Fiu, semble insuffisant pour répondre aux besoins de la population. Tout porte à croire que Jean-Pierre Barrière, tailleur d'habits installé depuis 1786, très actif au sein de la paroisse puis de la commune est intervenu pour remédier à cette situation. Il est en effet marié à une jeune fille de Montfort sur Boulzane, et comme par hasard, coup sur coup, deux jeunes tisserands de cette petite bourgade située dans le Fenouillèdes audois, viennent s'installer au village.

Le premier a pour nom Michel Ribot. Né en 1774 et marié à Marianne Bourgès, fils de tisserand, il rejoint Caramany avec femme et enfants 2 entre la fin de l'année 1806 et la fin de l'année 1808. En mars 1809, de leur union naîtra la petite Sophie, future sage-femme, un métier également indispensable dans les villages sans médecin. L'heureux papa s'intègre bien dans la vie carmagnole car il est assez régulièrement sollicité comme témoin dans les mariages, le code Napoléon imposant à ce moment-là la présence de quatre témoins masculins, majeurs et dignes de foi apparentés ou non avec les mariés. Il faut dire que Michel Ribot savait non seulement écrire mais possédait une signature digne de la famille Chauvet3, preuve d'une solide instruction.

naissance dans la famille Ribot

Le second est, ni plus ni moins, un neveu de Jean-Pierre Barrière. Âgé de de 26 ans, Jacques Candille arrive à Caramany en 1811 et y trouve une épouse, Marie Rolland, fille de Jean Rolland, marchand d'huile. C'est le maire Cyr Vaysse, rédacteur de l'acte daté du 13 octobre 1812, qui nous apprend qu'il est arrivé l'année précédente et, avec la liberté qu'il prend parfois avec l'orthographe, qu'il est issu d'une famille de "tisserent". Lors de la naissance de leur premier enfant Jean François, le 11 août 1813, Louis Chauvet, premier magistrat, ajoutera que Jean-Pierre Barrière (par ailleurs élu municipal) est « l'oncle du père de l'enfant ». Jacques Candille, même si son écriture est bien moins maîtrisée que celle de Michel Ribot fait partie de ceux qui savent signer, et comme ils ne sont pas très nombreux, il sera aussi sollicité quelquefois comme témoin lors des mariages. Ces deux exemples, mais il en est de même avec les tailleurs, montrent bien que les commerçants et les artisans ont compris avant les travailleurs de la terre que la maîtrise de la lecture et de l'écriture pouvait leur être utile professionnellement.

Michel Ribot et Jacques Candille vont donc s'établir définitivement à Caramany. Ils seront même rejoints à la génération suivante par un troisième Monfortais Enric Crambes. Il n'est pas fils de tisserand mais de piqueur d'ardoise. C'est sûrement Jean-Pierre Ribot, fils de Michel, (voir ci-dessous) qui l'a appelé à la rescousse et lui a appris le métier. A 32 ans, le 19 janvier 1841, il se marie avec Jeanne Marie Gillard, une famille apparentée à la famille Ribot. C'est son décès survenu en 1866 qui mettra fin à ses activités. 

La transmission du métier. 

Si les documents ne permettent pas de savoir avec qui Jean Ausset, fils de paysan, a fait son apprentissage, le problème ne se pose pas avec Michel Ribot et Jacques Candille, tous les deux issus d'une famille de tisserands. C'est peut-être pour cela qu'ils auront à cœur de transmettre leur savoir faire.

Trois des enfants de Michel Ribot sont directement ou indirectement restés dans le métier.

Jean-Pierre, né à Montfort en 1806, n'a que 16 ans lorsque son père décède le 27 août 1822, à seulement 48 ans, mais il aura certainement eu le temps de commencer son apprentissage puisqu'il prendra sa suite.

Rosalie épousera le 20 novembre 1821 Jean Gillard, natif de Caramany, qualifié le jour du mariage d' « apprenti tisserand à lin ». Elle connaîtra un destin tragique puisqu'elle quitte ce monde moins d'un an après, le 16 août 1822 ; elle n'avait que dix huit ans.

Sophie enfin, se mariera le 15 mai 1825 avec un autre Carmagnol, Pierre Ribes tisserand déjà depuis sept ans.

Comment ne pas penser que les deux beaux-fils ont eu leur beau-père comme maître d'apprentissage ?

De son côté Jacques Candille a formé Pierre Rolland son beau-frère, qualifié de « tisserand à lin » dès son mariage le 20 novembre 1821 avec Marguerite Bedos.

Parenté Barrière Candille

Et la transmission se poursuivra

Jean-Pierre Ribot transmettra son savoir à Enric Crambes, son concitoyen de Montfort la Boulzane.

Pierre Ribes sera le maître d'apprentissage de ses trois fils Augustin, Michel et Pierre.

Jean Gillard apprendra le métier à son fils Pierre, à son cousin germain François Fourcade et peut-être à un certain Michel Vignaud. Ceci n'est qu'une hypothèse, car ce dernier a la particularité d'être apparenté aux deux familles Gillard et Ribes. Il est le beau frère de Pierre Gillard qui a épousé Sylvie Vignaud, et il est marié avec Françoise Ribes, certainement une cousine de Pierre Ribes.

Et en plus de tous ceux qui vont leur succéder, ils formeront aussi des apprentis qui partiront s'installer dans une autre commune puisque les registres perdent rapidement leurs traces.

C'est ainsi que François Martin, garçon tisserand habite chez Jean Gillard en 1841 et que Pierre Rolland accueille François Dalbiès la même année, puis en 1845 Michel Jammet, un parent de sa première épouse. En 1848, Antoine Martignoles, garçon tisserand originaire de Trilla, décédera chez Jean Gillard. 

Un court essor avant le déclin 

Dans la décennie 1840-1850, l'activité du tissage bat son plein. Elle fait vivre les familles Rolland Gillard, Ribes, Ribot, Fourcade et Crambes On compte pour un village de 491 habitants six tisserands et au moins quatre apprentis.

Toutefois, certains signes annoncent peut-être déjà un déclin.

Les documents nous obligent à constater, sans pouvoir en comprendre la raison, que Jacques Candille a cessé son activité alors qu'il était dans la force de l'âge, et cela pour terminer sa vie seul et dans un complet dénuement. Les secrétaires de mairie lui attribuent quantité de métiers, ce qui n'est pas très bon signe. En 1828, en cinq mois et alors qu'il est toujours invité comme témoin à signer les actes de mariage, il passe de la condition de tisserand à celle de boucher qu'il ne conservera pas longtemps ; il est qualifié de propriétaire en 1833 et quelques mois après de voiturier (1834) puis de cultivateur (1839), mais il est recensé comme indigent mendiant en 1841.

Le cas de Pierre Rolland, son beau frère et successeur est aussi surprenant. Il est tisserand au moins jusqu'en 1845 au mariage de sa fille Elisabeth, mais il est aussi de temps en temps qualifié de boucher : c'est le cas dans un acte de 1829 (déjà) mais aussi en 1834 ou 1838. A t-il été aussi associé à Jacques Candille pour créer une boucherie qu'il aurait, comme l'atelier, récupérée ? Apparemment, il a souhaité diversifier ses activités très tôt mais avec plus de réussite que ce dernier, une réussite que l'on constate dans le recensement de 1841, le tout premier du genre. D'abord, il le signe en tant que maire ; après avoir été adjoint plusieurs années, il occupe cette fonction de septembre 1840 à août 1843. C'est donc lui qui a voulu que dans la case profession figure l'inscription tisserand. Et ce n'est pas le seul renseignement que nous ayons ; son ménage qui porte le numéro 126, se compose de sa femme Marguerite Bedos, de ses filles, Elisabeth, Enriette, Joséphine et Catherine, d'un garçon tisserand François Dalbiès, preuve que son atelier est toujours en activité, et, ce qui n'est pas courant, d'un domestique, autrement dit un employé à tout faire, preuve qu'il a d'autres sources de revenus, boucherie ou terres agricoles. Le fait que ce domestique soit son neveu François Candille n'est bien sûr pas un hasard et confirme le naufrage du ménage Candille. Pierre Rolland décédera le 26 mars 1866 et c'est boucher que le secrétaire de mairie retiendra comme profession. 

Les derniers tisserands 

un tisserandL'atelier Ribot fermera en 1845, l'atelier Crambes en 1866. Pierre Rolland, à partir de 1849 n'est plus qualifié que de propriétaire et boucher.

Jean Gillard a lui aussi entamé une reconversion avant la fin de sa carrière. En 1856, il est recensé dans le quartier de l'église comme propriétaire, buraliste, marchand-épicier, cela fait beaucoup, mais une chose est sûre, il n'est plus tisserand. Contrairement à son fils Pierre, âgé de 28 ans, qui conservera l'atelier jusqu'en 1865 puis lui succédera à la tête de l'épicerie et d'une exploitation agricole ; en 1866, il est en effet qualifié de propriétaire. Enfin, François Fourcade, abandonne également le métier à tisser pour devenir cafetier en 1860 ou 1861 et Michel Vignaud décidera de se consacrer à l'agriculture entre 1876 et 1882.

Les Ribes seront donc les derniers à représenter la corporation. Pierre restera tisserand jusqu'à son décès le 25 août 1871. De ses trois fils, seul l'aîné Augustin fabriquera de la toile ou des étoffes au moins jusqu'en 1886. L'arrêt de son métier à tisser sonnera la fin de l'histoire des tisserands carmagnols. 

Un peu de vocabulaire 

Nous l'avons vu, avant et après la Révolution, c'est l'orthographe tisseran qui prime. Certains ajouteront parfois un t, puis viendra le d qui s'imposera définitivement. Mais ce qui est le plus intéressant, ce sont les détails glanés çà et là dans les actes au gré de l'humeur de leurs rédacteurs.

Le 24 juin 1814, le maire Louis Chauvet dont on connaît l'érudition, écrit encore "tisseran" mais ajoute « en toile ». Après avoir retrouvé cette expression plusieurs fois, je me suis demandé si elle était vraiment utile ou si c'était un simple excès de détail. C'est le Dictionnaire de l'Académie Française qui m'a apporté la réponse : un tisserand est bien un ouvrier qui tisse de la toile ou des étoffes, mais lorsqu'il tisse de la laine on l'appelle tisserand en drap et tisserand en soie lorsqu'il tisse de le soie. Je n'ai trouvé aucune mention de tisserand en drap sur les registres, pourtant la production de la laine à Caramany était une réalité, compte tenu de la présence de nombreux ovins.

Que tissait donc les Carmagnols ? Du chanvre, du lin ? En 1818, on change de rédacteur et de maire. Dans un acte de décès signé et apparemment rédigé par Dominique Fourcade, maire, apparaît comme témoin Pierre Ribes « tisserant en lin ». Cette mention sera par la suite reprise plusieurs fois pour Michel Ribot à partir de 1819 comme pour Jacques Candille en 1819 également, mais aussi pour Jean Gillard, Pierre Ribes ou Pierre Rolland. Cela supposerait une production de lin sur le territoire ou aux alentours, mais je n'ai trouvé à ce jour aucun document pour le confirmer. Même l'inventaire des biens de Charles Chauvet en juillet 1807 est muet sur ce point alors qu'il fait état de laine, d'annelin et de chanvre.4

(à suivre) 

Notes :

  1.  On trouve aussi l'écriture Ensali. En étant un préfixe signifiant la propriété, le nom s'est transformé en Sali ou Saly.
  2.  Michel Ribot et Marianne Bourgès ont eu six enfants à Montfort dont quatre sont morts en bas-âge. Ils sont venus à Caramany avec Rosalie née en 1804 et Pierre (parfois appelé Jean Pierre, ce qui était courant) né en 1806.
  3.  La famille Chauvet a souvent été évoquée dans nos rubriques et plus particulièrement dans les articles De la feuille de parchemin au cahier d'écolier rubrique Anecdotes page 2. 
  4. Le notaire a précisé que "dans le magasin à laine de la maison appelée le ci-devant château se trouvaient 1798 kg de laine et 163 kg d'annelin" ( ce mot n'existant pas, il s'agit certainement d'agnelin qui est, d'après le Littré, la peau d'agneau mégissée à laquelle on a laissé la laine). Le même document atteste d'une petite production de chanvre. C'est cette fois-ci, dans la boutique de la maison principale, rue du Rebelli que 4 kg de cordage de chanvre ont été inventoriés. En 1798, un autre inventaire réalisé pour procéder au rétablissement du séquestre des biens de l'émigré Mauléon, relevait au Prat del Four, une production de deux quarterées et quatre boisseaux de chanvre et haricots. Le Prat del Four se situe sous le village, juste à côté du moulin à huile.

Sources :

Les sources seront indiquées à la fin de cette étude. 

Photos :

miniature: Le tisserand, tableau de Paul Séruzier 1888

2: acte de décès de Bernard Ensaly, tisseran (4ème ligne) - registre paroissial 1655-1737

3: Michel Ribot vient déclarer la naissance de sa fille Sophie et fait rare, il signe l'acte - registre paroissial 1655-1737

4: L'acte de naissance de Jean-François Candille mentionne la présence de JP Barrière, oncle du père de l'enfant Tous les deux ont signé - registre paroissial  1655-1737

5: Un atelier de tisserand vers la fin du XIXe siècle